dimanche 4 mars 2007

Génération désenchantée



Quand j'étais gosse, je voulais être archéologue. Pour voyager, voir les pyramides, rouvrir des tombeaux incas, et aller ressortir les dernières pierres du phare d'Alexandrie du fond des plages de l'île de Pharos. Il y en a d'autres qui voulaient faire pompiers, médecins ou gendarmes. Les choses changent.

Mais il y en a d'autres qui restent. J'aime les livres, je les ai toujours aimés; mais avec les restrictions des compagnies aériennes, je n'ai pu en emporter que trois ou quatre. Terre des Hommes, d'Antoine de Saint-Exupéry, est de ceux là. Une vieille édition jaunie que j'avais retrouvée dans les affaires de mon père quand j'avais une dizaine d'année, et qui doit dater de ses années de lycée. Je l'ai relu plusieurs fois depuis, et il y a un passage dont je me souviens très bien:
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"Je ne comprends plus ces populations des trains de banlieues, ces hommes qui se croient des hommes, et qui cependant sont réduits par une pression qu'ils ne sentent pas, comme les fourmis, à l'usage qui en est fait. De quoi remplissent-ils, quand ils sont libres, leurs absurdes petits dimanches?"

Quand j'ai lu ce livre pour la première fois, ce passage était déjà souligné.

"L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle." était souligné aussi. En rouge.

"Ce n'est pas le danger que j'aime. Je sais ce que j'aime. C'est la vie." aussi.

Et beaucoup d'autres.

Le monde d'aujourd'hui est formaté. Quand tu arrives au lycée et que tu ne te débrouille pas trop mal, on te dit qu'il faut faire une section scientifique, parce que le reste c'est pour les gens "qui ne sont pas bons". Quand tu te débrouilles encore en Terminale, on te dit d'aller faire Maths Sup / Maths Spé, parce que "de toutes façons, ce ne sera pas du temps perdu". Bref, une fois que tu es dans le bateau, tu te retrouves un beau jour à 20 ans dans un amphi d'école d'ingénieurs sans trop savoir ni comment ni pourquoi.

Ecole d'ingénieurs. Aujourd'hui, ça peut vouloir dire tout et n'importe quoi. Depuis des années, et contrairement à la rumeur, il y plus de places que de candidats. Ce qui veut dire qu'à partir du moment où tu réussis à passer en deuxième année de prépa, tu es quasiment assuré de devenir ingénieur, quoi qu'il arrive.

Tu as les grandes: Polytechnique, l'ENA, etc... qui sont simplement des catalyseurs où les mecs sont tellement brillants qu'ils pourraient faire n'importe quoi et le réussir.

Et puis tu as toutes les autres. Pour ce que j'en ai vu, c'est simplement un endroit où on te fait attendre que tu aies assez d'âge et d'épaules pour pouvoir porter un costume décemment. On te montre comment utiliser des programmes informatiques, on te réapprend le bon sens, les bonnes manières qu'on t'avait fait oublier, et on te fait croire qu'on est en train de te rendre plus intelligent. Des tutoriaux téléchargés sur le Web, un bon livre de maths de lycée, te voilà ingénieur. Bienvenue dans le monde moderne.

On a modernisé les trains de banlieues, mais ils restent, et resteront toujours, des trains de banlieues.

Le temps de l'ingénieur au chronomètre, crayon, planche à dessin et révolutions en marche est révolu. Finis les Pierre-Georges Latécoère. Terminés, les Louis Blériot. Oubliés les Marcel Dassault. Enterrés les mecs passionnés aux yeux brillants qui trouvent des idées de génie pour trafiquer des prototypes. Aux oubliettes les défis, les challenges, les idéaux et les records. Aujourd'hui, l'ingénieur est la chair à canon de l'industrie. Enfermé dans des promesses dorées, il fait le travail des techniciens d'hier. Formé pour rentrer dans le moule qu'on a conçu pour lui, il attend le lendemain en terminant un travail prémâché.

Et puis tu vois la fin approcher, et tu sais qu'on va finir par te donner un beau papier cartonné, te serrer la main, et te souhaiter bonne chance. Et tu t'aperçois que depuis le jour où tu es rentré au lycée, à 14 ans, tout est allé très vite, trop vite, et que tu n'as pas vraiment pris le temps de réfléchir à tout ce que le socialement correct avait déjà décidé pour toi.

J'ai rencontré Johnny il y a quelques semaines. Johnny est écossais, il a une vingtaine d'années, et il vit à Glasgow. Il est venu Melbourne en vacances. Pour se faire de l'argent de poche, il joue au Poker et il fait des tournois de billard. Il fait d'ailleurs partie de l'équipe d'écosse de billard. Un soir, il m'a confié qu'il aurait voulu passer professionnel, mais qu'il n'avait pas eu le temps de poursuivre l'entrainement nécessaire avec les études et le travail.

Je ne suis pas un pilote né, il y a encore beaucoup de choses que je voudrais et que je dois améliorer. Je m'y emploie du mieux que je peux. J'essaie de ne pas me comporter comme tous ces gens que tu croises, et qui t'expliquent que le métier de pilote de ligne c'est comme ceci et pas comme cela, qu'il faut être comme-ci et pas comme ça, et que c'est pour ça qu'ils seront dans un cockpit et pas toi.

J'écoute ceux qui y sont arrivés, et qui racontent de belles histoires. Parce que je sais que les places dans ce que beaucoup appellent le plus beau bureau du monde sont chères, très chères. Et que si un mec a l'occasion de te décourager, il ne se privera pas, et enfoncera le clou tant qu'il pourra, au lieu de te tendre la main. Parce que un mec qui s'en va, c'est une place de gagnée.

On court tous derrière la même envie, parce qu'on sait que si on rattrape les places libres avant les autres, on aura gagné, pour un moment. On sait tous aussi que si on s'arrête de courir trop longtemps, les trains de banlieue de Saint-Ex, ceux qui nous poursuivent à toute pompe en crissant sur leurs essieux, vont nous avaler sans même qu'on ait le temps de s'en apercevoir.

Cette année, j'ai pris une décision difficile: j'ai arrêté de courir, pour un an. Pour mieux courir l'année prochaine, et peut-être attraper mon ticket pour voir tous les jours le soleil. Et je te jure, ce n'est pas facile, quand tu as envie d'en découdre, de s'arrêter de courir, et de voir les autres avancer à grands pas, à coups de certifs, de concours, et d'heures de vol. Parce que toi, tu vois la fin approcher, tu sens ce fichu papier cartonné arriver, et tu entends les essieux crisser derrière toi. Alors tu bosses, du mieux que tu peux. Et l'année prochaine, je sais que le train ne sera pas loin dans mon dos, je sais que j'entendrai son sifflet comme jamais je ne l'ai entendu. Mais avec un peu de chance, je courrai plus vite que les autres, plus vite que le train.

Et alors, c'est moi qui raconterai des histoires.

C'est un drôle de jeu. Mais les gagnants, eux, échapperont peut-être à la futilité des absurdes petit dimanches. Alors, je joue. Du mieux que je peux.

Moi, je crois que tous ces gens sont là pour la même raison: d'une manière ou d'une autre, on essaye tous d'échapper aux trains de banlieues qui nous poursuivent, d'échapper au destin des condamnés à perpétuité au même bureau, mêmes collègues de travail, et mêmes murs de briques sous leurs fenêtres. Chacun à sa manière. Et que l'on soit archéologue, voyageur, joueur de billard, ou pilote, je crois qu'au fond, la manière diffère, mais la finalité est bien proche.

Le rêve est hors de prix de nos jours.


See you,

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