vendredi 16 février 2007

Jumpseat

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Comme d'habitude j'ai fini ma valise en retard. La compagnie aérienne me limite à 23kg de bagages: c'est peu et beaucoup à la fois. Peu parce que je ne pourrai pas emporter tout ce que je voudrais. Et beaucoup, parce qu'au final, 5 ou 10 T-shirts de plus ne changeront certainement pas grand chose... Bref, j'ai refermé le dernier cadenas moins d'une heure avant le départ de mon vol vers Orly.

Pour aller jusqu'au terminal de Fréjorgues, la route la plus directe passe juste entre les deux pistes de l'aéroport. Il n'y a pas de vent aujourd'hui. La 31 en service, donc. Un DA40 au premier virage: Je m'en veux de ne pas avoir bouclé mes sacs la veille. Je m'étais promis d'aller voler une dernière fois au dessus de chez moi avant de partir ce matin, et je n'en aurai pas eu le temps.

J'ai donc terminé la matinée avec mon ordinateur portable et mon appareil photo à la main, derrière une hôtesse qui m'a fait passer les contrôles de sécurité avant les passagers du vol suivant, et j'ai continué vers la porte d'embarquement.

L'A319 appartient à Air France. Un grand sourire, quelques mots au chef de cabine, et je me retrouve sur la porte du cockpit à échanger quelques mots avec le Captain, un grand mec un peu maigre, très sympathique. Le copilote, Cédric, est un ancien Cadet, et c'est lui qui sera le PF pour le décollage. Il vient de demander son transfert sur long courrier. On me demande d'attendre là, alors j'attends. Je suis mal rasé. Les passagers du premier rang me regardent d'un œil antipathique, et je leur réponds par le sourire le plus innocent que je peux trouver. Le chef de cabine ressort du poste, tire le rideau. Le sourire s'élargit. Je suis du bon côté. Cinq minutes après avoir passé la porte, je finis donc installé sur le jumpseat central, juste derrière les deux pilotes. Ils sont sur le point de mettre en route. Je m'assoie, je boucle mon harnais cinq points, je me tais, je regarde, et je les laisse faire leur boulot.

On s'aligne. Les deux manettes partent vers l'avant, la puissance est vérifiée. V1. Rotation. Vario positif, train sur rentré. Le Captain remonte le levier, des lampes changent de couleur. Il fait froid, l'avion monte bien. On passe un château d'eau, le soleil fait briller des pare-brises. Je jette un coup d'œil à droite, et j'aperçois mon village, puis la maison de mes parents. Je me dis que c'est la dernière image que j'en aurai cette année, et que ce sera vu du ciel.

On passe le Niveau de vol 240, et les deux pilotes commencent à parler d'autre chose que du vol d'aujourd'hui. Les premiers reliefs du Massif Central commencent à apparaitre, et, des milliers de pieds plus bas, le ciel se bouche. L'avion est maintenant en croisière sur un océan de coton qui n'en finit plus. Le soleil est très haut, il ricoche sur la couche blanche, et ça produit une lumière incroyable. Quelques centaines de kilomètres à l'Est, le relief déchire les nuages. On voit très bien les Alpes à l'horizon, le Mont Blanc est couvert de neige. Il est un peu plus de 14h00. Je sors mes lunettes de soleil, je déplie les branches, et je souris en pensant à tous les mecs qui, sept kilomètres plus bas, repartent bosser en bouclant un anorak sous leur ciel gris. Une hôtesse apporte des brownies et du café. Les pilotes parlent aéronautique, le Captain raconte quelques anecdotes qu'il a vécues dans la Postale. On sent qu'il aime ce qu'il fait, qu'il fait ce qu'il aime. Moi, j'écoute et j'apprends.

Paris approche vite. La couche reste soudée, où qu'on regarde. Devant, les pilotes préparent l'arrivée. Le copi pianote sur son FMS, vérifie des cartes. Ce sera encore lui le PF. Le Captain propose une procédure. Ca parle stratégie, vitesse, taux de descente, trajectoires IFR, et j'ai un peu de mal à suivre. Ces mecs pilotent comme on joue aux échecs. Trois coups en avance, le doigt sur la pendule. Et le copilote est en train d'apprendre la dernière botte à la mode.

Je suis la vitesse. On reste longtemps à 250kt; on passe en IMC; quelqu'un appelle une check-list. Les nuages glissent, l'avion tremble, et on finit par passer doucement sous la couche. Le blanc immaculé qui nous servait de plancher se change instantanément en plafond grisâtre. Le sol approche. L'avion égrène les altitudes. La piste est mouillée. "Retard! Retard!" On arrondit, on touche. Les reverses sortent, inversent la poussée des réacteurs, et je bloque mes épaules dans le harnais. On dégage à droite, par la première bretelle qui vient. Echec et mat.

Le temps d'une photo en place gauche, et je remercie les pilotes. Une poignée de main, et je leur demande s'ils ont fini. "Le temps de débarquer les passagers, et on fait encore un aller-retour sur Brest". Ils ne savent pas la chance qu'ils ont.

Une heure plus tard, je saute dans le bus Air France, qui va m'emmener jusqu'à Roissy. Le chauffeur suit le périphérique. Il pleut. Il fait sombre. Derrière des camions couverts de graisse, on croise des businessmen dans des voitures allemandes. Pas de vitres teintées, pour qu'on puisse voir le cuir des sièges et les boiseries du tableau. Ces gens portent même la cravate en voiture.

Il me vient à l'esprit que l'idéal de beaucoup d'élèves ingénieurs, c'est ça. Avoir un costume Calvin Klein et une salle de bains en marbre. Jouer avec des millions dans le brouillard de Wall Street. Décider de la vie des autres et non pour la vie des autres. Rouler en Mercedes sur le périphérique. Voyager en business class, en fermant le volet du hublot quand la lumière dérange. Appuyer sur un bouton pour qu'une hôtesse en tailleur apporte du champagne, des crackers ou un masque de nuit. Moi, maintenant, je rêve aux deux pilotes qui, quelques milliers de mètres plus haut, volent face au soleil, sortent leurs lunettes de leurs étuis, et programment leurs FMS pour intercepter une trajectoire IFR à 300 nœuds, en trempant des brownies dans leur café.

Il fait froid. Je m'enfonce dans mon siège, et je tire la fermeture éclair de ma veste.

Maintenant, je sais pourquoi je pars.

See you,

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