vendredi 13 avril 2007

Le plus bel hôtel du monde




Quand tu es jeune et que tu veux voyager en Australie sans trop dépenser d'argent, tu t'aperçois très vite qu'il y a seulement deux options possibles.

Soit tu passes tes nuits dans des "backpackers", sortes d'auberges de jeunesse améliorées, qui sont la plupart du temps de gigantesques melting-pots internationaux, où tu peux rencontrer des gens de cultures et d'origines diverses.

Soit, si tu t'y es pris trop tard ou s'il n'y en a pas à proximité de l'endroit où tu veux aller, tu peux choisir de dormir dans ta voiture - un break dont tu rabats les sièges arrières pour la nuit, ou un van aménagé, la plupart du temps-. En Australie, il est normalement interdit de dormir dans son véhicule, mais le tourisme 'routard' est devenu un tel business ici que le camping sauvage est maintenant toléré en dehors des parcs nationaux et des villes.

Un mois après mon arrivée, je suis parti pour un Week-end de trois jours sur la Great Ocean Road, un itinéraire côtier à l'ouest de Melbourne, qui suit le littoral sur 200 kilomètres, et qui constitue l'une des plus belles routes d'Australie. En effet, c'est sublime. Il n'y a rien d'autre à dire, sublime. Deux cent kilomètres de falaises qui se précipitent dans l'océan. Deux cents kilomètres de pics jaillis du fond des eaux et qui dessinent des écueils improbables, gigantesques et ciselés. Deux cent kilomètres de forets tropicales, de plages paradisiaques, de culture du surf, et de routes vertigineuses. Deux cents kilomètres de stations balnéaires au charme unique, de chutes d'eau escarpées, et de couchers de soleils rouge-orangés.

Mais aussi, parfois, lorsque tu vas assez loin sur certaines routes, tu trouves la beauté austère d'une lande abandonnée et séchée par le vent, la solitude imposante et magnifique du phare de Cape Otway sur la pointe de la côte des naufragés, et la puissance incroyable de vagues venues d'un autre monde qui s'écrasent contre la falaise. Le fracas de cet océan te remplit la vue. C'est sur cette avancée rude et isolée, en regardant l'océan plein sud, face à l'Antarctique, que pour la première fois j'ai su que j'étais arrivé au bout du monde. Je te jure, c'est incroyable. Tu es là haut, tout seul, avec un vent de 50 nœuds qui te fait te courber. Tu as rangé ta casquette parce que le vent te l'arrachait des mains. Tu n'entends plus rien, parce que l'air siffle violemment autour des pierres de la tour, et te secoue la tête. Tu vois l'écume qui se disloque contre les récifs, juste en bas, en grandes gerbes blanches. Là, je te jure, tu sais que tu es arrivé au bout. Tu n'as pas besoin de carte, de guide ou de panneaux. Tu as à peine plus de vingt ans, tu regardes l'horizon, en face, très loin, et tu sens que derrière la Tasmanie, il ne peut rien y avoir d'autre que l'Antarctique, mer de glace. C'est Cape Otway. Sur cette côte chargée de légendes lugubres et de brume, rôde, près du phare, le fantôme de Stevenson.

Un autre soir, à Lorne, je suis allé voir les chutes d'Erskine River, chères à Rudyard Kipling. Il faut reconnaitre que ces gorges encaissées où tombent des centaines de filets d'eau du haut d'une paroi déraisonnable font un peu penser au Livre de la Jungle, avec la forêt tropicale dense et humide qui les entourent. C'est vraiment très beau.

En revenant de ces chutes, la nuit, je trouve une aire de repos, où sont déjà alignées quelques voitures de voyageurs. En manœuvrant pour me garer, mes phares glissent sur quelques personnes assises autour d'une lumière. Je les éblouis. J'arrête le moteur, je coupe mes phares, et je descends pour m'excuser. On me tend un verre, on m'invite à m'asseoir. Le cercle s'écarte un peu, je m'assois en tailleur, sur le sol.

Puis, à la lueur d'une bougie, des gens de toutes origines discutent, en anglais, de choses dont ils ne parleraient même pas à leurs amis, à leurs familles. Parce qu'ils savent qu'ils ne se reverront pas. Toi, tu essaies de donner les conseils les plus avisés que tu connaisses, quand tu peux. Perdus au milieu des eucalyptus et de la nuit, les visages sont semblables à des ombres un peu anonymes, à peine éclairés par les reflets dansants d'une flamme de cire. C'est la règle du jeu, et c'est insignifiant. Demain, au petit matin, chacun reprendra sa route, de son côté.

Comme quand, à la fin du lycée, du collège ou de vacances, tu te lèves le dernier jour et que tu serres la main de tout le monde. Tout le monde sourit, d'un sourire un peu faux; tout le monde rit, un peu trop fort. Des adresses emails et des numéros de téléphone s'échangent. Chacun sait que c'est un peu inutile, que ça servira peu.

Dix ans plus tard, si certains se recroisent, le temps aura coulé, comme les chutes d'Erskine Falls. A part quelques vieux souvenirs, ils n'auront plus grand chose à se raconter. Et ils se sépareront de nouveau, après un café-crème, une petite boule dans la gorge, et la sangle de l'attaché-case pesant un peu plus lourd sur l'épaule.

Alors, aujourd'hui, tout le monde affiche son plus beau sourire juste pour dire "C'était bien, pas vrai?". Et puis, doucement, calmement, un par un, les gens se séparent, sagement, pour rejoindre un tram, un bus, ou un train.

Une page vient de se tourner.

A entendre ce que certains pilotes racontent, je crois que c'est un peu ça la vie d'un équipage de long-courrier. Quelques jours où tu dois pouvoir voir souvent le meilleur, parfois le pire de chacun. J'aime à croire que c'est vrai. C'est beau, ce genre de cycle. Et quand je vois, dans un terminal, des gens en uniformes qui se serrent la main, je comprends que ces gens sont, peut-être, en train de tourner une de ces pages. Vive l'aviation!

Et puis, sur l'aire de repos, vers une heure du matin, ou deux, tout le monde va se coucher. Certains tirent des rideaux. Pas moi. J'aime cette idée de m'endormir, un peu loin de tout, hors du monde, en regardant les étoiles briller. Voilà la vraie beauté.

"Il n'est qu'un luxe véritable, et c'est celui des relations humaines."

Le matin, à 7 heures, je suis le troisième à partir. Les autres dorment encore. Avant de continuer, je veux revoir encore une fois les chutes d'Eskrine Falls, à la pleine lumière. Des pages de carnets, arrachées et rapidement griffonnées, sont pliées sous les essuie-glaces de quelques voitures: des adresses e-mails, des petits mots de gens qui ne voulaient pas partir sans dire au-revoir. Ca me fait un peu sourire.

C'était le plus bel hôtel du monde.

See you,

PS: Je revole après-demain...

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